Théâtre de la demi-lune, lieu de culture et de discipline, accueillait en ce jour un homme qui représentait l'antithèse de toutes ses valeurs. Nao n'était pas du genre à se balader dans les rues du quartier des arts, ne s'étant retrouvé dans ce dernier que pour rôder autour du stade des Épreuves. Malheureusement pour lui, ce n'était pas l'endroit où on l'avait escorté cette fois.

- On est bientôt arrivé, dis ? Demanda l'élu d'une voix enfantine.

- Pour la énième fois, nous vous préviendrons une fois notre destination atteinte.

- D'accord...

Cela faisait maintenant quelques semaines que les représentants du clan Tsukuri avaient recruté le jeune homme, ayant utilisé ses plus grands désirs à leur avantage. Pendant ces quelques semaines, rien n'avait vraisemblablement changé dans la vie du Mamoru, mais voilà qu'un matin, ils étaient de retour, plus nombreux encore, et arborant un air sérieux.
Ils expliquèrent à Nao qu'il fallait qu'il les suive, ils prévoyaient de lui présenter quelqu'un. Plus de détails avaient été donné, mais le guerrier n'y prêta bien entendu aucune attention.

- Et là, on est bientôt arrivé ? Répéta-t-il en allongeant de manière agaçante la dernière syllabe.

Son interlocuteur se contenta de soupirer, luttant pour garder son calme.
Plusieurs minutes plus tard, et après avoir parcouru assez de distance, le calvaire touchait enfin à sa fin.

- Et nous voici donc arrivés à destination. Bienvenue au Théâtre de la demi-lune, domaine de nombres d'artistes, et plus précisément, de la Troupe d'Albâtre.

- Wouaaaaah, comment c'est grand ! S'exclama le guerrier avec innocence. Mais pourquoi vous m'avez amené ici en fait ?

L'envoyé des Tsukuri afficha des yeux globuleux avant de se reprendre et de répondre doucement :

- Et bien, comme nous vous l'avons déjà expliqué, vous êtes ici pour faire la rencontre de...

- Et c'est quoi un albatros ? Pourquoi y en a toute une troupe ? Coupa Nao d'une voix plus forte qu'il n'en convenait. C'est leur maison ça ? Ils doivent être super géant ! Cria-t-il encore en pointant du doigt le théâtre devant eux.

Quelques secondes de silence suivirent les interrogations du jeune homme, après quoi l'interlocuteur de ce dernier s'exprima sèchement.

- Suivez-moi.

Ainsi, entouré de sbires des Tsukuri, Nao pénétra dans l'enceinte du Théâtre de la demi-lune. Pendant que le groupe avançait jusqu'au point de rendez-vous convenu, l'homme que Nao n'avait de cesse d'agacer depuis quelques dizaines de minutes agissait en guide, présentant chacun des aspects du bâtiment au jeune homme. Il ne redoutait qu'une chose : se faire interrompre dans ses explications, mais contre toute attente, tout se déroula dans le plus grand des calmes. L'homme s'autorisa un sourire alors qu'il se retournait vers la nouvelle recrue des Tsukuri.

- Je dois dire que vous êtes bien plus agréable quand vous f...ben, il est où ?

Dans la seconde suivante, l’entièreté de l'escorte lança un regard collectif à l'emplacement où était censé se trouver Nao. Emplacement à présent vide.

- Mais il est passé où ?! S'affola l'envoyé du clan. J'aurais dû m'en douter, il avait arrêté de parler, c'était trop beau ! Il faut qu'on le retrouve avant que Zōn-sama ne découvre qu'on l'a perdu !

À une distance raisonnable de la situation, Nao se baladait dans les coulisses du théâtre, s'émerveillant sur chaque objet brillant qu'il croisait, avant de vite passer au suivant. Soudain, une sensation intense s'empara de lui. Il avait senti quelque chose. Son regard changea alors que sa tête tournait lentement dans la direction de sa cible.

- Maaaaaangeer... râla-t-il lentement.

Oui, il avait littéralement senti quelque chose. Et il n'avait eu que deux petits déjeuners ce jour là... N'obéissant qu'à ses instincts, Nao s'envola vers l'origine de l'odeur, ne cherchant même pas à savoir si quelqu'un se trouvait sur son chemin...

Une question s'installait souvent dans l'esprit des pauvres âmes qui font la rencontre de Nao, une question aussi absurde que nécessaire : Où trouve-t-il toute cette énergie ?
La réponse à cette interrogation, une partie de la réponse en tout cas, était évidente ; comme tout le monde, Nao carbure à la nourriture. Beaucoup, beaucoup de nourriture. On lui enviait d'ailleurs souvent, sans même qu'il ne le sache, sa capacité à garder la forme malgré les quantités astronomiques de viandes, pâtes, et autres mangeailles qui passaient par son goulot. Bien sûr, il n'y avait rien de difficile à brûler des graisses quand on n'arrivait pas à rester en place plus de deux secondes, mais tout de même...

Oui, le jeune guerrier partageait une relation très intime avec son « manger » comme il aimait l'appeler. Cela expliquait sans doute pourquoi il avait été réduit à l'état de zombie errant à l'instant même où un doux nectar de cuisson vint caresser ses narines. Ça, où l'élu était complètement toqué. C'était l'un ou l'autre.
Malheureusement pour les quelques artistes demeurant encore sur les lieux, Nao n'était pas conscient de ses actes, alors même qu'il...décalait violemment, disons, quiconque osait se trouver sur son passage. Le tout, bien entendu, en récitant sa maxime favorite du moment.

- Maaaaaangeer...

Ce qu'il avait oublié, ce qu'il n'avait jamais su, plutôt, c'était que dans ce bâtiment, il était un homme recherché, et qu'envoyer voler des vedettes en se comportant comme un malpropre, et bien ça attirait l'attention.

- Aidez-nous ! Un miséreux erre dans les locaux, et il attaque à vue ! Criait un comédien dans sa fuite.

- Protégez mon visaaage ! Ajouta un de ses collègues, visiblement inquiet de voir son gagne-pain amoché.

Ainsi, le bruit s'était mit à courir, ce n'était maintenant qu'une question de temps avant que Nao ne soit découvert. Le pire, c'était que même si le jeune cicatrisé avait été conscient de la situation dans laquelle il était tombé, il n'aurait toujours eu qu'un seul but ; arriver jusqu'à la source de ce cocktail d'odeurs.
À termes, le glouton arriva à destination, et il ne put empêcher un filet de bave de s'échapper alors que son regard se verrouilla sur le buffet fumant qu'il avait tant cherché.

- Maaaaaangeer... répéta-t-il une dernière fois, un véritable océan dans la bouche.

Nao resta quelques secondes encore dans l’entrebâillement de la porte, sans bouger, comme si son cerveau était en train de faire une liste des tous les aliments présents, du plus appétissant au plus dégoûtant, afin de permettre au guerrier de s'organiser dans son repas. Ce qu'il était exactement en train de faire, ou plutôt d'essayer de faire. Il fallait dire que l'organe cérébral de l'élu n'était pas des plus efficaces, et même quand il l'était, son propriétaire ne le laissait que rarement arriver au terme de ses délibérations. Cette fois, par exemple, était une des fois où Nao ordonna à ses méninges de tout abandonner. Après tout, ça ne servait à rien de proposer un ordre, si on décidait de tout engloutir en même temps.

Un sourire béat fit son apparition sur le visage, qui n'avait déjà pas une allure brillante, du jeune guerrier. Une seconde après la manifestation de ce sourire, la nouvelle recrue des Tsukuri avait disparu de l'entrée de la pièce, ayant bondi sur ce que son estomac avait reconnu comme un poulet rôti. Alors qu'il démantelait la volaille avec ses dents, chacune de ses mains avaient déjà saisi d'autres mets, qu'il ne tarda pas à enfourner dans l'orifice qui lui servait de bouche. Plus le jeune homme mâchait, plus il revenait à lui.
Quand sa vision s'éclaircit assez pour qu'il puisse observer ce qu'il y avait autour de lui, ses yeux triplèrent de volume et il ne trouva pas d'autres manières d'exprimer son choc que de hurler sans même avaler.


- T'ES QUI TOI ? TU SORS D'OÙ ? Cria-t-il donc, avant de lentement baisser le regard pour finalement s'arrêter sur une casserole qui se trouvait tout près de son interlocuteur. TU VAS LE MANGER, ÇA ?

Oui, Nao ne s'était pas rendu compte qu'il était accompagné durant son repas. En vérité, il ne s'était pas rendu compte qu'il était un intrus, et que ce n'était pas son repas, mais tout ça, c'était des détails.

Sans même attendre une réponse de la part de celui qu'il avait dérangé, et en recommençant à mâcher son « manger », l'élu avait déjà entrepris d'approcher sa main en direction de la casserole bouillonnante afin de se servir...

La main du jeune surexcité s'approchait lentement de sa délicieuse cible. Encore quelques centimètres, et il allait pouvoir se régaler d'un énième plat qui ne lui appartenait pas. Il ne se concentrait que sur ce dont il voulait se nourrir. Ainsi, il ne remarqua pas qu'un projectile était armé dans sa direction. Même pas une seconde plus tard, un obus osseux frappa son crâne avec vigueur. Le guerrier n'eut pas le temps de se plaindre que son agresseur avait commencé son spectacle. Un regard de panique s'afficha sur le visage de Nao alors qu'il avala tout ce qu'il avait en bouche d'un seul coup.

- Hey, fais gaffe, tu vas écraser le manger ! Et puis c'est quoi un tchatcheur d'hommes corrompus, d'abord ? S'affola le garçon qui ne s'inquiétait que du bien-être de son buffet.

Le showman, bien que talentueux, n'avait pas encore captivé l'attention du Mamoru. Ce dernier n'était ni plus ni moins qu'un enfant immature, et à ses yeux, ce qui était en train de se produire devant n'était pas divertissant, il s'agissait seulement d'un danger ambulant pour son appétit. Ça, bien entendu, c'était avant que des flammes ne surgissent de la bouche du cracheur d'os. Des tongs à côté de ses assiettes, ça n'avait rien d'amusant, mais un brasier sortant de la bouche d'un homme ? C'était une performance qui remplissait d'étoiles le regard de Nao.
L'élu suivait des yeux le geyser de flammes, alors que celui-ci voyageait dans toute la pièce. Pendant un instant, on aurait dit que la salle à manger entière s'était transformée en véritable fournaise. Sans même se soucier du danger potentiel de la situation, le guerrier continuait à tourner la tête dans tous les sens, tandis que son sourire béat grandissait à vue d’œil.

Quand il reposa les yeux sur l'origine de la prouesse, le feu n'était plus, n'ayant laissé qu'un bazar monstre derrière lui. Ça, bien sûr, Nao s'en fichait royalement. Tout ce qu'il voulait faire en cet instant était d'invoquer tout son enthousiasme pour hurler à l'homme aux rouflaquettes de recommencer l'exploit. Dans cette optique, il inspira une énorme quantité d'air, mais avant de pouvoir la mettre à profit, il fut interrompu. On l'avait enfin retrouvé. Et on lui cria aussitôt dessus. Quelques secondes après, le cracheur d'os et de flammes rejoignit l'engueulade.

En un soupir, Nao relâcha tout l'air emmagasiné dans ses poumons. Sans un mot, il tourna la tête, découvrant enfin ce qu'avait provoqué cet incendie si amusant. Il tourna le dos à ses deux interlocuteurs, pour s'approcher d'un amas de meubles encore victimes de la prestations. Il se baissa pour fixer le bois encore incandescent, avant d'à nouveau faire face à ceux qui le grondaient.

- J'suis trop fort en fait ! Cria-t-il aussi fièrement que possible. C'est moi qui ait fait tout ça ? Je m'en étais même pas rendu compte ! T'aurais dû voir ça, monsieur du théâtre, y avait du feu partout, c'était troop marrant, et bien, et en plus y en avait partout !!

En criant son bonheur, le guerrier bougeait ses bras dans tous les sens, et pointait du doigt les endroits où le feu avait été le plus...efficace. Il existait certaines situations où Nao, de par sa fragile capacité de concentration, oubliait ce qu'il avait fait tout de suite après avoir arrêté de le faire. Il se trouvait à présent dans une de ces situations.

- Y en avait là, et là, et tout plein là-bas aussi ! S'excita-t-il donc.

Devant lui se trouvait un accompagnateur qui, visiblement, ne partageait la même passion du danger. Avec un œil tremblant sous la pression, il expliqua ce qui allait se passer à celui qu'il devait escorter sans problèmes.

- Tu...Vous savez que vous allez devoir réparer tous les dégâts que vous avez causé, n'est-ce pas ?

- Les déquoi que j'ai quoi, tu dis ? Balbutia Nao.

- Vous avez ravagé une des pièces du bâtiment ! Je sais que votre statut d'élu vous octroie certains privilèges, mais il y a de grandes chances pour que vos...bêtises soient punies.

- Je vois... murmura le Mamoru, se limitant à un volume sonore qui ne lui correspondait pas. Sans bouger de là où il était, il tourna une dernière fois la tête vers le désastre qu'était devenu là salle à manger, un air candide sur le visage. Il tint cette position quelques secondes.


- Bon bah salut, hein !

À peine avait-il fini sa déclaration qu'il entama une fuite des plus pernicieuses. Dans un vif mouvement de course, il passa sous le bras qu'avait posé son accompagnateur sur le pas de la porte, et prit ses jambes à son cou dans le couloir.
L'envoyé des Tsukuri, qui venait de se faire arnaquer, hurla quelque chose d'incompréhensible aux oreilles de l'élu, et un virage plus tard, deux gros bras se dressèrent sur le chemin de Nao. Ce dernier ne les remarqua qu'au dernier moment et quand il se heurta à leur montagne de corps, il n'eut d'autres choix que de faire un pas en arrière. L'élu se permit d'observer pendant un instant ceux qui voulaient lui barrer le passage. Le temps de cet instant, son regard changea. Il ne comptait pas combattre ce jour là, mais puisqu'une occasion se présentait...
Malheureusement, il ne put aller au bout de sa pensée, et pas seulement parce que, sur papier, les montagnes et lui étaient de la même faction. Ce qui interrompit l'achèvement de son idée était un énième ordre de celui qui l'avait traîné jusqu'à ce bâtiment. Il était encore au même endroit, et implora le jeune élu de revenir sans faire plus d'histoires.

- Monsieur, je t'aime bien hein, mais je comprends pas tu veux pas me laisser tranquille. Tu sais que le pire, c'est que je sais toujours pas pourquoi j'suis là ? Demanda Nao en croisant les bras et en fronçant les sourcils.

- Mais...mais...je vous l'ai déjà dit... tremblota-t-il, à bout. On m'a demandé de vous escorter ici afin que vous fassiez connaissance avec Tsukuri Zōn-sama, égérie de la Troupe d'Albâtre. Zōn-sama vous servira de précepteur au sein de la troupe, que le clan Tsukuri vous demande de rejoindre en tant que...comédien. Est-ce que, maintenant, c'est clair ?

- Je sais pas, j'ai pas tout compris. Lâcha sèchement le Mamoru. Avant que son interlocuteur ne perde définitivement la raison, le jeune homme ajouta quelque chose. Mais, le nom que t'as dit là, il me dit quelque chose...

- Évidemment qu'il vous dit quelque chose ! Zōn-sama est...Zōn-sama est...

Un choc s'était installé sur son visage, qui vira pâle instantanément. Il venait d'enfin réaliser ce qui aurait dû l'être plusieurs minutes en arrière. On aurait presque dit que le tête-en-l'airisme chronique de Nao était contagieux, puisque l'escorte de Nao n'avait pas remarqué que pendant tout ce temps, l'égérie dont il parlait tant était à quelques mètres de lui à peine.
Ne comprenant rien à la situation, le guerrier commença à marcher une nouvelle fois en direction de la salle du buffet. Pendant son avancée, celui qui l'avait amené au théâtre se tourna vers le cracheur d'os et s'inclina avec la plus grande humilité.

- ZŌN-SAMA ! JE SUIS TERRIBLEMENT CONFUS ! VEUILLEZ ME PARDONNER ! Cria-t-il en tremblant toujours. Ma mission était d'escorter votre nouvel associé jusqu'ici, et elle me demanda tellement d'énergie et de concentration que je n'ai même pas été capable de remarquer votre présence !

À chaque syllabe, la partie supérieure de son corps s'approchait un peu plus de la partie inférieure. On aurait presque dit qu'il essayait de se plier en deux comme une feuille de papier. Alors que son escorte terminait sa demande de pardon, Nao fit dépasser sa tête du couloir. Ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la véritable source du désordre qui les entourait. Dévisageant l'homme aux étranges claquettes, il lui posa une question qu'il estimait importante.

- Du coup, c'est toi l'albatros ?

L'esprit fugace de l'élu avait saisi quelques détails, mais il allait sans doute avoir besoin de plus d'explications.