Assis et d’apparence studieuse - petite chemise, petites lunettes (tah premier de la classe) -, Lao écoutait attentivement les dires de chacun. En le regardant, il n’avait rien d’un guerrier. Le presque-homme avait même l’air plutôt enjoué d’être ici, à l’image d’un gamin ou d’un gars n’ayant pas encore vécu la réalité de la chose. Evidemment, il en était tout autre. Comme tout le monde ici. Sauf qu’ici, lui, n’était pas le même que là-bas. Et puis, cela lui servirait bien un jour. Sa mère avait l’habitude de dire que l’homme qui joue l’idiot est l’intelligent et que la femme intelligente est celle qui le remarque. Un adage vieux comme ses racines, jouant alors sur l’arrogance des hommes pour pouvoir espérer mieux vivre.

L’idée de Sano ou de Jin (allez savoir de qui elle venait à la base) était bonne à prendre et personne ayant ne serait-ce qu’une once d’humanité ne saurait la refuser. Mais de manière générale, ce ne sont pas les projets en eux-mêmes qui sont jugés mais les portes qu’elles ouvraient. Tous ceux qui s’étaient déplacés jusqu’ici allaient y travailler, à cette paix sociale. Aucun doute là-dessus. Le problème se situant plus au niveau des motivations de chacun. Il était clair que dans le groupe, certains allaient se servir du peuple et son mécontentement actuel et son bonheur futur pour ses propres fins. Était-ce bon ? Était-ce mal ? Beaucoup voyaient le monde en noir et blanc alors qu’en y regardant de plus près, tout n’était que grisaille. Tout le monde voulait être le gentil, dans sa tête et/ou celle des autres. Pour soulager sa conscience, pour bénéficier d’avantages, pour mieux contrôler les autres etc. Alors, quel mal y avait-il à vouloir à se servir des autres pour œuvrer dans l’idée de participer à la création d’un monde meilleur ?

Derrière son sourire, Lao réfléchissait. Chacun semblait raisonnable, ils le semblaient vraiment. Mais personne n’est véritablement digne de confiance tant que son cœur ne se tient pas entre nos mains. Après la tirade de Yeosin, le blanc de cheveux retira ses lunettes, souffla dessus doucement et les essuya avec un bout de tissu sorti de sa poche « Nous devrions veiller à ne pas utiliser ce nom, si je puis me permettre mademoiselle Wén. » il n’avait pas spécialement d’intérêt à défendre Jin mais la base d’une "organisation" fonctionnelle restait tout de même la discrétion « Je pense qu’il serait fâcheux pour notre employeur de se retrouver mêlé à tout cela. »

Une fois sa besogne terminée, il se leva à son tour tout en remettant ses lunettes sur leur perchoir « Shao Lao, humble serviteur de la cité. » pour ceux qui ne le connaissaient pas encore « Nous sommes tous d’accord, les hommes doivent changer. » puis il leva l’index, comme se voulant professeur « Mais je ne pense pas que cela devrait venir de nous. » le problème n’avait pas été parfaitement présenté, à son sens « Je vais vous demander d’utiliser un peu de votre imagination. Vous avez vingt, trente, quarante, cinquante ans - peu importe. Vous avez vécu la misère, la violence, la faim, le vol, le meurtre, le viol et bien d’autres encore. Chaque jour, c’est la même rengaine : vous vous levez à cause du bruit ambiant, d’un hurlement ou de votre famille - si tant est qu’il vous en reste une. » sur ça, il remerciait le Monde de ne pas lui avoir tout enlevé non plus. Il se considérait comme un homme blanc cisgenre privilégié, quelque part.

« Alors, vous vous levez. Pas de grasse matinée sinon ça signifie vivre moins longtemps. Soit vous allez travailler, soit vous vous préparez pour un coup fourré. La mentalité est la même pour les deux cas de figure. Alors, vous ramassez des pierres, vous tannez du cuir, vous mendiez, vous molestez quelqu’un pour gagner plus facilement au prix de la perte d'un peu de votre humanité. Et au prix de celui à qui vous venez d’infliger une injustice. Et le soir, vous rentrez chez vous. Vous soufflez, vous vous dites que vous avez fait de votre mieux. Vos épaules tremblent, vous vous demandez si vous pouvez continuer à assumer toutes les responsabilités qui pèsent sur vous. » les siennes tremblaient très légèrement, ce cas de figure ne lui ressemblait que trop. Comme beaucoup d’autres, en fait « Alors, vous vous écroulez sur votre lit - si un lit, vous avez - et vous vous questionnez. Vous doutez de vous-mêmes, des autres, du présent, du passé et du futur. Vous n’êtes sûrs de rien car l’insécurité règne. Et nous savons tous que l'être humain vit très mal l'insécurité... » la conclusion qui avait l’air de se dessiner ici peignait un tableau de guérillas à venir « Vous vous sentez juste fatigués, vous vous sentez faibles. Et parce que vous vous sentez faibles, vous avez juste envie de laisser tomber. » chacun pouvait interpréter la chose comme il le voulait, que ce soit un suicide pour le criminel ou le passage à la vie criminelle pour celui victime d’injustice. Un cercle vicieux, celui de la Ceinture Noire.

La température du lieu montait de quelques degrés, Shao Lao utilisait ce pouvoir un peu sans le vouloir. Deux ans n’étaient pas assez pour être parfaitement maître de ce don du ciel… ou d’autre chose. Une main formant un poing porté à sa poitrine, il poursuivait en fermant les yeux juste après avoir soufflé un coup « Ces hommes et ces femmes ont laissé leur cœur se noircir pour une seule bonne raison : il n’y a plus d’espoir. » ses yeux s’ouvraient à nouveau alors et venaient sans plus attendre confronter ses interlocuteurs, peut-être pour les sonder ou tout simplement pour questionner leurs cœurs avant leur raison « Je pense qu’avant toute chose, nous devons y remettre de l’espoir. Ce qui fait avancer un groupe, c’est un idéal, un rêve voire une utopie. Il faut que l’initiative d’avancer vienne clairement du peuple et de lui seul. Tout ce que nous avons à faire, c’est de leur redonner espoir. Espoir en une institution, une idée, peu importe. Un concept sur lequel ils pourront mettre le poids de ce monde qui les écrase, qui pourra les libérer de cette vie d’éternelle servitude. » avait-il réussi à se faire comprendre ? avait-il à faire avec des honnêtes gens ou des égoïstes avides d’on ne sait quoi ? « Tout cela implique de questionner votre loyauté au sein du clan Shinnin. Vous aveugle t-elle au point de tout laisser passer ou seriez-vous prêt à faire baisser son bénéfice pour le bien commun ? Ma volonté et celle de mon employeur s’alignent sur le second point. » indirectement, il leur demandait de quel bois étaient-ils faits ? le sombre et frêle ébène ou le clair et robuste chêne ?

Il ne répondait toujours pas à la question de Sano, il était maladroit par moment. Mais c’était une façon de s’assurer que tout le monde soit dans le même bateau « Pour ce qui est des commentaires ou des idées monsieur Manjiro… » il restait debout et ne s’asseyait pas, comme pour afficher une détermination inébranlable, à l’image de sa logique précédemment citée « Bien que je sois du genre à rêver et espérer, certaines personnes sont irrécupérables. Au lieu de les enfermer ou les tuer, nous devrions nous en servir intelligemment. Faire en sorte qu’ils soient plus un bénéfice qu’un déficit, tant au niveau moral que monétaire. » il fallait malgré tout couvrir ses arrières si le clan venait à poser des questions sur les vagues qu’il pourrait y avoir « Envoyons les à l’avant-poste Shinnin qui s’en serviront dans l’intérêt de tous. Cela devrait sans doute inclure d’y renforcer la surveillance, mais c’est une surveillance à double utilité contrairement à celle postichée dans la cité. Elle garderait un œil sur les déviants mais aussi les créatures qui seraient tentées de s’attaquer à notre nation. »

Cela pouvait paraître cruel, quelque part. On ne pourrait donner cher de leur peau après ça. Mais un sage a dit un jour que s’il mourrait, eh bien c’est que c’était la vie. Ici, c’était un peu le même délire. À peu de choses près.