La vie est un long fleuve tranquille, dirait un vieil adage. Elle ne l’est pas. Il y a des rapides, de temps en temps. Parfois, il y a des méandres. Une confluence. Puis une chute. Tout n’est pas toujours aussi tranquille. La vie n’est pas plus simple pour autant, non plus. En tant que paysan, la vie peut même être rude. Difficile et pénible. Se lever tôt pour nourrir les quelques bêtes. Partir aux champs pour bosser son lopin de terre. Manger rapidement ce que la terre veut bien donner. Reprendre le travail. Rentrer tard. Ne pas profiter véritablement d’un instant avec son épouse. Sa famille. Ses petits-enfants. S’endormir. Se réveiller avec les courbatures de la veille. Recommencer. Parfois, le temps s’y met aussi. Sous la pluie. Sous la neige. Sous de terribles rafales de vent. Il fallait pourtant travailler.

Cette vie, il l’avait choisie alors qu’il n’avait que neuf ans. Suivant les traces de son père, il l’avait sagement écouté jusqu’à aujourd’hui. Même décédé, il avait décidé de lui faire honneur. Ayant eu foi en cet homme, il ne comprenait néanmoins pas ce qui se passait depuis plusieurs semaines. La météo était différente. Tout comme ses nuages noirs qui poussaient au-dessus de sa tête lorsqu’il réfléchissait trop. Des idées noires qui se créaient alors au-dessus de son crâne. Soupir. Il ferma brièvement les yeux alors qu’il se redressait légèrement, sentant les os de son corps craquer sous ce mouvement. Glissant son bâton de berger sur ses genoux, il observait le centre historique de la Cité. Le Kiosque n’était pas un endroit comme les autres. Des hommes et des femmes étaient bien habillés. Quelques crieurs publics, d’humeur matinale, se lançaient dans l’exercice de leurs fonctions, hurlant à qui voulait l’entendre les dernières et récentes nouvelles qui traversaient la Cité.

Hochant la tête pour lui-même, le vieil homme était accompagné d’un de ses petits-enfants, Itari. Ou plutôt une de ses petites filles qui, les yeux brillants d’affection pour le vieil homme, était désireuse de l’entendre raconter l’une de ses histoires.


Il était déjà vaincu par cette dernière. Elle arrivait toujours à gagner, lui décrochant même un sourire amusé par son comportement. Tapotant de sa main droite pour qu’elle vienne s’asseoir, elle se colla directement à son bras, trop heureuse d’obtenir une nouvelle Histoire. Elle voulait tout savoir, à son âge. Quoi de plus pour le rendre heureux.


Puis levant le bras comme pour effacer tout ce qu’il y avait autour d’eux.


Il sourit tendrement alors qu’il passait une de ses grosses mains dans la chevelure de sa petite fille. Puis, s’arrêtant brièvement, il posa un baiser dans ses cheveux.

L'intellectuel déambulait, comme il en avait pris l'habitude, dans la Vieille Ville. Ce quartier historique était le cœur bouillonnant de la cité et l'héritage de ses courageux ancêtres. Cet endroit, et en particulier le Kiosque où il se rendait, était le symbole de l'unification des trois clans. Le symbole que, après une catastrophe majeure, les rivaux pouvaient trouver un terrain d'entente pour construire une nouvelle civilisation. Et si, en fait, toutes ces dynasties légendaires dont ils descendaient n'avaient été que le prélude nécessaire à la formation de ce nouveau monde ? Sa genèse, en quelque sorte ?
Puisque, comme il le pensait, tout arrivait pour une raison, alors comment pouvait-il en être autrement ? A qui aurait pu bénéficier la chute d'une civilisation, si ce n'est à ces nouvelles générations qui naissent et évoluent dans ce chaudron de cultures si éclectiques - et pourtant pas incompatibles - que sont les différentes influences d'Asatsuyu no Sato ?

C'est en songeant à ces questions à la fois historiques et philosophiques que le noble traversa les étroites rues sombres de la vieille ville. A la manière d'une ancienne cité, tous les axes principaux datant de la fondation du village menaient vers le Kiosque, place centrale et symbolique du nouveau monde. Derrière les échoppes et les crieurs de rue, on pouvait toujours voir les vestiges du travail des pères fondateurs. Ces hommes ô combien importants s'étaient réunis en ces lieux il n'y a pas même un siècle, une période de temps immensément courte quand on pense au cours de l'Histoire. Le passé, comme le futur, est infini. Cent années ne sont qu'une goutte d'eau au milieu de cet immense océan d'évènements. Qui, dans mille ans, saura distinguer la décision importante du simple battement d'aile d'un papillon ?
Les dalles, tout comme les bancs, les colonnes et les murs semblent se souvenir de cette période. Ils en sont empreints jusqu'à leur fondation et continueront de l'être jusqu'à leur disparition. Comme l'Homme, ils sont nourris de leur histoire et ce sont tous les micro-évènements du passé qui sont responsables de leur état présent.

Sensai arriva sur l'immense place par la face Nord. Il passa proche d'un vieil homme accompagné d'une petite fille, qui semblait insister pour qu'il daigne lui raconter une histoire. Initialement, perdu dans ses rêves de reconstitution historique fictive, le Tsukuri n'y prêta pas grande attention. Puis, une fois que le récit du vieillard fut entamé, il tendit discrètement l'oreille. Il était en train de raconter l'histoire de ce lieu à sa descendante – au vu de leur proximité, il imaginait qu'elle était de sa famille.
Cette histoire, bien sûr, il la connaissait par cœur. Il l'avait étudiée cent fois et de cent manières différentes, toutefois l'histoire orale était de loin celle qu'il jugeait la plus importante. En ce monde, l'expérience surplombait l'expertise et la recherche. Si le barbu n'avait pas vécu personnellement l'époque qu'il présentait à la fillette, il devait probablement puiser dans sa mémoire les paroles prononcés par ses parents ou autres individus qui, eux, avaient eu la chance d'assister à la fondation du village.

Le brun sortit immédiatement son carnet, posa ses lunettes sur son nez, puis commença à coucher sur papier tout ce qu'il entendait. Mais il ne fut pas satisfait. Adaptée à son public, l'explication se voulait enfantine, didactique. Lui, désirait en découvrir davantage. Il voulait que l'homme lui révèle tout ce que pouvait contenir sa mémoire, afin de lui-même un jour devenir la mémoire de ce monde. Ainsi, quand l'aîné eut fini sa démonstration, le noble l'approcha d'un pas timide.

"Pardonnez mon irruption, cher monsieur, mais je suis un passionné de l'histoire de notre charmante cité. Pour tout vous dire, j'aimerais la relater dans un livre afin de la rendre plus accessible. Serait-il possible d'obtenir un entretien avec vous, pour que vous me racontiez vos souvenirs ? A commencer par l'époque de votre naissance ?"

Comme toujours, il s'était exprimé d'une voix claire et bien articulée, talent qu'il devait aux entraînements d'éloquence qui lui avaient été imposés par son illustre famille dans sa jeunesse. Les mots, quand ils étaient bien utilisés, pouvaient être plus persuasif que la plus terrifiante des menaces.

"Oh ! Où avais-je la tête ? Pardonnez mon impolitesse, je me nomme Sensai. Il se tourna vers la petite fille. Et toi, comment t'appelles-tu ?"

Il avait volontairement omis de mentionner son patronyme, car, il s'en était rendu compte, le nom de Tsukuri effrayait souvent la populace, ignare de tous les bienfaits qu'avait apportés son clan.

Alors qu’il s’arrêtait, se plongeant brièvement dans son silence nostalgique, un étrange personnage, relativement jeune en comparaison de son grand âge, s’était penché vers lui. Levant les yeux vers lui, légèrement surpris de cette apparition, il l’écoutait attentivement. Quel étrange bonhomme. Il parlait de l’histoire de la cité, de l’écrire dans un livre pour la rendre accessible. Fronçant les sourcils, le vieil homme laissait légèrement sa tête tomber sur la droite. Il était d’autant plus curieux suite à ce que l’autre lui avait dit. Sensai comme il se nommait.


Et le vieil homme de rire. Passant brièvement sa main dans les cheveux de la petite fille, il glissait quelques pièces pour qu’elle puisse se prendre un peu de nourriture auprès du marchand au coin de la rue.


Il riait lui-même. Posant ses deux coudes sur ses genoux, laissant son bâton au sol, le vieil homme prenait une longue inspiration, observant les gens et le Kiosque. La vie y débordait à cette heure. Comme il était étrange d’observer ce qu’un demi-siècle était capable de réaliser sur le développement d’une communauté. Campement. Village. Cité. La ville grandissait encore. Prenant une longue inspiration alors que la petite revenait avec deux galettes de riz, il lui souriait tendrement.


Il haussait les épaules. Il se fichait bien, en réalité, du plan prévu par le personnage. Il désirait seulement qu’il comprenne qu’il ne rendrait rien plus accessible. Tapant gratuitement son épaule, avant qu’il ne soit trop dépité.

Sensai sourit gentiment à la petite fille. "C'est un très joli prénom, Xhiao", lui dit-il tendrement avant de se retourner à nouveau vers le vieil homme. C'était lui qui l'intéressait, après tout.

L'érudit eu une légère réaction presque imperceptible lorsqu'il fut tutoyé par son aîné. Il savait, évidemment, que c'était chose commune parmi le peuple, toutefois il ne s'y était pas encore habitué. Dans son cercle proche, tout le monde le vouvoyait, en signe de respect pour son rang. Lui-même vouvoyait ses parents, qui eux étaient les seuls – avec son percepteur et le Seigneur – autorisés à le tutoyer.
Il ne releva néanmoins pas cette impolitesse fortuite, de peur de passer pour ce qu'il était réellement : un bourgeois arrogant. Il ne voulait pas mettre mal à l'aise ce vieil homme du peuple qui avait la gentillesse de se confier à lui sur son histoire. Il souleva d'ailleurs un point important dont le jeune homme n'avait déjà que trop conscience : la basse population – la majorité, en réalité – n'était pas lettrée. Cela rendait la transmission de son œuvre et de son savoir plus compliquée. Heureusement, il avait depuis longtemps pensé à une parade.

"Vous avez raison, monsieur. De même qu'il était inconfortable avec le tutoiement, il ne pouvait se résoudre à appeler un vieil homme, symbole de sagesse, par son prénom. J'ose espérer que vous saurez me pardonner, toutefois je ne peux m'adresser avec tant de familiarités à un de mes aînés. J'ai déjà eu l'occasion de réfléchir à votre problème, et je pense avoir trouvé une solution. D'abord, il me faut coucher sur parchemins le récit des grandes civilisations et de notre merveilleuse cité. Ainsi, les générations suivantes pourront garder des traces solides de leur héritage." Il était évident, pour le jeune noble, que la plus importante des transmissions était celle qui voyageait dans le temps. Après, seulement, pourrait-il s'intéresser à la transmission verticale. Il était de toute façon fort probable que l'art des lettres, si passionnant et important, finirait par s'étendre jusqu'au peuple. "Dans un second temps, je suis tout à fait conscient de l'obstacle que représente la lecture aujourd'hui : aussi, j'aimerais, à base des informations concrètes que j'aurais collectées, créer de petites histoires didactiques et poétiques, qui pourront être récitées par les bardes et les crieurs publics. Peut-être même que votre petite Xhiao pourrait en apprendre dans des bâtiments qui seraient réservés à l'enseignement ?"

Tel était son rêve. L'histoire lui permettrait de réinventer et réinterpréter le monde. Il serait à l'origine des plus grandes légendes dictant la vie des hommes, remplaçant les actuelles mythologies infondées par la véracité des faits. La puissance des évènements réels, comme il aimait l'appeler, s'imposerait tôt ou tard dans les esprits, et que ce soit sous formes de poèmes ou de traités n'importait finalement que peu.

"Quoi qu'il en soit, il est très gentil de votre part de m'accorder de votre temps. Puis-je vous offrir une boisson en gage de ma gratitude ?"

Il invita le vieil homme à le suivre vers une terrasse voisine, non loin de là, de manière à ce que la petite fille puisse les retrouver aisément.

"A vrai dire, j'aimerais connaître les éléments marquants de votre vie. Je m'intéresse à l'histoire de tous les gens, aussi, si vous avez en tête quelques évènements qui, selon vous, ont pu changer drastiquement le village au cours de la dernière moitié de siècle, j'aimerais beaucoup les entendre. Vous permettez que je note tout cela dans mes parchemins ?"

Vieil homme qu’il était, il restait suffisamment perspicace pour comprendre que le garçon qu’il trouvait face à lui n’était absolument pas n’importe qui. Non seulement il savait s’exprimer, et ce n’était pas donné à n’importe qui. Mais aussi, il continuait de le vouvoyer en raison de son âge. Le respect des Anciens, de ceux qui avaient acquis assez d’expérience, de cette fameuse sagesse pour obtenir un peu de respect. Il en avait toujours fait fi, parce qu’il n’aimait pas se voir plus vieux qu’il ne l’était réellement. Qu’on le tutoie encore le rendait ainsi plus jeune, plus frais, plus pimpant qu’il ne l’était. Il ne dirait pourtant rien. Puis, il fallait le dire, l’autre savait écrire et lire, deux choses qui n’étaient pas données à une majorité de la population.


Il riait avec légèreté alors que Xhiao avait pris la main du vieil homme pendant qu’il se relevait. Personne n’avait remarqué la grimace tirée alors que ses muscles le tiraient dans le bas du dos. Que c’était difficile de vieillir. Son propre corps l’abandonna sous la détérioration de l’âge. Poussant un soupir, se dressant finalement, il avait été jusqu’à la petite terrasse où une jeune femme leur demandait déjà ce qu’elle souhaitait.


Il n’avait pas beaucoup d’argent, il ne comptait pas dépenser ce qui n’était pas exactement nécessaire. Passant un petit coup de main dans la chevelure de la petite, légèrement poussiéreuse, il regardait finalement l’étanger Sensai, un personnage qui n’était pas exactement ce qu’il prétendait être. Pour autant, il était curieux et représentait finalement ce que le vieillard désirait que certains de ses petits-enfants deviennent. Des adultes continuant d’être curieux de tout. Souriant avec gaièté, il appréciait néanmoins la compagnie.


Il riait légèrement.


Lâchait encore le vieil homme alors qu’il posait ses deux coudes sur la table, tel un conspirateur qu’il n’était absolument pas.