— Bon, aujourd’hui, le Maître des Jeux nous a dit qu’il allait avoir quelque chose de croustillant à te mettre sous la dent. Le sourcil de Wu-tang s’arqua, alors qu’il était assis sur un petit muret, dans un corridor menant à l’Arène. Ses mains jointes cachaient une partie de son visage, en couvraient presque la moitié, et l’ombre ne permettait pas de distinguer clairement ses expressions. L’homme qui lui parlait, semblait être l’un des intermédiaires avec lesquels il interagissait habituellement. Il s'agit d'un sauvage, un étranger, comme toi. La petite saillie touffue qui trônait fièrement au-dessus de son œil gauche, se leva encore plus. Elle avait avancé jusqu’au milieu de son front.

— Aaaaah… inspira-t-il, en fermant les yeux pour apaiser son excitation. Espérons que tu n’aies pas parlé dans le vent. Ses mirettes se rouvrirent et en se redressant d’une impulsion franche, propulsé vers l’avant comme au sortir d’un trampoline, il passa derrière son interlocuteur, sans qu’il ne le remarque. Cette fois-ci.


En se retournant brusquement, après avoir senti un air chaud humidifier sa nuque nue et entendu ses dernière paroles, le gestionnaire le vit déjà, au loin, s’engouffrer, d’un pas lent, dans la fente de lumière qui menait jusqu'au Stade. Une goutte de sueur dévala le long de son cou et alla glisser jusque dans le bas de son dos. L’aura de ce guerrier nomade était toujours aussi dérangeante, toujours aussi menaçante, glaciale et terriblement brûlante.

À chaque fois qu’il l’accueillait dans l’Arène pour un combat officiel, à guichet ouvert, ce dernier lui faisait toujours ressentir le même sentiment d’effroi. En se secouant la tête, d’un spasme instinctif, il alla le suivre, déterminé, à le garder à l’œil. Il fallait veiller à ce que sa folie ne se déverse pas sur les mauvaises personnes, il fallait garder le contrôle sur ses frasques guerrières, sur ses déviances sanguinaires. Son rôle était de divertir le public et de terrasser l’ennemi, mais il ne fallait pas que l’inverse arrive. Et ceux qui avaient l’habitude de le voir à l’œuvre, le savaient pertinemment : cette machine, une fois lancée, était presque inarrêtable.


Une fois entré sur le terrain, un râle de poussière l’engloba, s’adonnant à une danse tournoyante autour de lui, faisant virevolter ses cheveux hirsutes dans l’air, et comme habillé d’une tornade, son corps fut légèrement caché par la nuée. La foule, qui commençait à le connaître maintenant, l’acclama, sans le citer clairement, et se leva, d’un mouvement commun, pour se rapprocher des rambardes.

Seulement, dès que la fumée brune s’estompa, un calme s’installa. Le sable s'était tu, les éléments avaient feutré leurs cris. Il faisait maintenant face à un adversaire, déjà ensanglanté, qui valdinguait, chancelant, tel une âme perdue. Sa musculature pouvait impressionner les quidams et les néophytes, mais l’apparence était secondaire pour Wu-tang. Il était déjà venu à bout de bêtes bien plus massives sans décroiser ses bras et avait dû, au contraire, réfléchir à des stratégies contre des olibrius chétifs. Tout ce qui comptait, en réalité, c’était son odeur.

— Canne… hésita le sauvage, en se grattant le menton. Betterave… Agave… Un sourire baveux, alléché, goulu, arqua le coin de ses lèvres. Tu sens relativement bon, petit ! Ton parfum me rappelle l’Ouest !


Avec une souplesse des grands jours, il fit quelques flexions-extensions, en tournant ses hanches et ses genoux dans des sens opposés, quelques petits tours de cou et de poignets anodins, puis attendit quelques instants avant que le départ du choc ne soit annoncé d’un cri de cor. Il ne bouillonnait pas encore, bien trop sceptique pour se satisfaire de ce qu’il voyait.

Quelle viande lui avait-on servie, aujourd’hui ?

Plus il la voyait venir, s’approcher doucement de lui, et plus Wu-tang constatait, non sans un rictus de folie sanguinaire, que la bête qu’on lui avait servi sur plateau, se réjouissait également de cet affrontement... Si les paroles de son intermédiaire étaient justes, cette fois-ci, son ennemi d’aujourd’hui allait être une viande marbrée, coriace, très nerveuse, dont les fibres blanches, délicieuses, serpentaient jusqu'à perte. On lui avait promis qu’il n’allait pas s’agir d’une simple exécution, et que cette chasse allait, au contraire, le transcender avec une fulgurance rare. Cela avait de quoi susciter son émoi.


Les linéaments gourmands de son adversaire se tordirent dans une saccade brusque. En quelques claquements d’os, en un spasme éclair, il fit muer son corps en celui d'une créature encore plus simiesque, beaucoup plus volumineuse, plus bestiale, que celle qu’elle était déjà. Il s’agissait bel et bien d’un animal de l’Ouest. Les singes de cette région sentaient tous un certain parfum d’agave, qu’il était facile d’identifier et les narines de Wu-tang ne le trompaient pas.

D’une ronde du nez, d’un reniflement caractéristique, qui traînait en longueur, il capta les exhalaisons qui s’évadaient des pores de son vis-à-vis et les huma avec une profondeur abyssale. Les gouttes de braise, les faisceaux d’air minuscules, qui parvinrent à lui, étirèrent sa faim de chaire, la distordirent. La férocité de cette sensation fit remuer ses tripes, elles s’entremêlèrent, se resserrèrent, et petit à petit, les poils du guerrier s’hérissèrent. Une véritable réaction en chaîne s'amorçait, graduellement... Tout semblait s'assembler savamment.


Sa hâte se consuma rapidement quand en face de lui, il aperçut le gorille lancer les hostilités. Sans davantage de cérémonie, il s’était élancé dans la direction du guerrier Katōjin, alors que ce dernier commençait à jouer sur ses appuis en faisant peser sa structure d’un pied à l’autre. Il s’était préparé à le cueillir depuis le départ, de toute façon, et ça n'allait pas tarder. Lorsque la course folle de son adversaire alla rebondir, de gauche à droite, dans un sautillement compulsif qui brouillait l’analyse de sa trajectoire, Wu-tang mit alors en pause son esprit réflexif et tout en profitant de cet instant de calme avant la tempête, se livra à ses instincts les plus primitifs.

Son regard, jusqu’à présent brillant, pétillant de plaisir, de bonheur, s’altéra, s’obombra. La petite lueur qui témoignait de sa conscience arrêta de scintiller. En lui, il n'y avait plus rien d'autre que le vide. Il abaissa son centre de gravité d’un millimètre, en recourbant son bassin. En voyant son adversaire armer sa technique de poing, il se prépara à encaisser son ou ses coups… afin de mieux le punir. Le corps de la bête s’arqua vers l’avant, en protégeant la partie droite de son corps, l’axe buste-menton désormais bien gardé… Toutefois, au moment où elle lança, de sa gauche sauvage, une estocade en direction de sa jambe, Wu-tang en profita pour, d’un seul coup, sans crier gare, envoyer un violent revers de wakizashi dans son œil gauche, totalement ouvert, libéré. Ce coup de taille, surprise, avait été exécuté avec une rapidité foudroyante et avait non seulement visé le globe oculaire, mais également toute la partie temporale qui le ceignait. Son exécution était digne des plus grands bouchers.


Dans la même temporalité, il avait conduit deux gestes. De sa main droite, il était allé chercher l’arme, cachée, derrière son dos, et s’était aussitôt déplié, en avançant la jambe du même côté, pour propulser toute sa hanche dans son contre sournois. De sa main gauche, acérée, il avait maintenu la dextre fermée de son adversaire, contre son menton, pour l’empêcher d’agir pendant le geste, et couper court à toute tentative d’enchaînement supplémentaire.

Il avait attendu le moment exact, l’instant parfait, pour se lancer. Tout au long de sa préparation, il n’avait pas montré sa volonté d’utiliser des armes, et avait feint de vouloir se lancer dans un combat au corps-à-corps, à main nue… C’était mal le connaître. L’ouverture qu’il s’était offerte, en ne dégainant qu’à la dernière minute, pour donner son coup de surin pendant que son ennemi était occupé à essayer d’ankyloser sa jambe de deux percussions ciblées, pouvait témoigner d'une fourberie, d'une perfidie qui n'appartenait qu'à lui. À son sens, la fin justifiait sans doute les moyens.

La douleur qui se déversa dans son membre fit frémir la nuque du guerrier, elle entra et sortit de son dos, électrisa ses nefs et contracta ses muscles. Wu-tang, au fond, aimait cette empreinte glaciale qui le mordait à chaque fois qu’il subissait un coup, et il fut doublement servis. Sur le genou et sur la longueur de son quadriceps, trônaient à présent deux magnifiques hématomes, qui pulsaient comme des trombes et allaient sûrement l'handicaper pendant le début du combat. Wu-tang n’avait même pas voulu les esquiver, pour bien profiter du moment, pour s’en délecter et surtout, dans un rapport d’équité, pour lui rendre la pareille, avec, cependant, une sévérité différente.

La foule s'éleva encore plus haut, cria encore plus fort. Les combats d'étrangers avaient leur lot de folklore, il fallait se l'avouer.