TANKYUU
(探究 — Marche exploratoire)
Les ruelles de Safran étaient toujours bondées, remplies à craquer de camelots en tous genres et d’acheteurs chevronnés. Elles s’étendaient dans le Quartier des Épices avec un déploiement en arborescence, un véritable dédale labyrinthique qui savait avaler les badauds, aspirer leur âme et leur bourse, pour les digérer et les recracher, décharnés, dépouillés. Il s’agissait d’un rite initiatique que Wu-tang ne connaissait pas et qui ne manqua pas de s’imposer à lui.
Dérouté, comme à son habitude, par les parfums enivrants qui fusaient autour de son museau, le guerrier tribal avançait, perdu, presque hébété, au milieu d’une avenue marchande. Des particules multicolores planaient dans les airs, au-dessus de lui, et traversaient l’espace, en se promenant d’étalages en étalages, en montant dans les habitations, en descendant au ras des chevilles. Son nez levé fleurait leur odeur persistante : il s’agissait d’épices, plus particulièrement, de curcuma, de cardamone, de coriandre et de safran.
La mine concentrée de Wu-tang trahissait toutefois un certain agacement, un sentiment de gêne persistant, qui grattait son cou, sa nuque et l’arrière de son crâne. Que se passait-il ?
— Aaaaaah ! Une intuition… constata-t-il, avec excitation, en caressant son avant-bras musculeux. Ses poils étaient hérissés, dressés comme des fougères sur son derme, leurs bulbes compressés s’érigeaient en champs et en rangées. Il ne ressentait une telle chaleur que dans un cas bien particulier : la guerre, le combat. Qu’est-ce qui… Sa question oratoire fut soudainement interrompue.
— C’est un bien joli sabre que vous allez là, dîtes-moi voir ! Une main fripée venait d’agripper le manche qui pendait à son ceinturon de cuire. Je vous l’achète ! À prix fort !
— Il n’est pas à vendre.
— Où est-ce que vous l’avez eu ? continua pourtant le vieillard, avec insistance. Il ne lâchait pas sa prise. Et puis, cette finition ! C’est quoi ? Des fils de soie ? Wu-tang fut forcé de se l’avouer : il venait de tomber sur un molosse, qui serrait entre ses dents une proie qu’il n’allait pas lâcher, qu’il allait plumer jusqu’à la nudité la plus totale. Son visage se tourna lentement vers son interlocuteur et le fixa, en fronçant les sourcils avec de plus en plus de hargne.
— Écoute moi bien, le vioc. La main du sauvage se posa sur celle du marchand, et commença à serrer par-dessus sa poigne, avec une force de constriction qui le fit pâlir petit à petit. Je t’ai dit qu’il n’était pas à vendre. Alors, si tu ne veux pas que je te dépèce, là, maintenant, tout de suite, devant tout le monde, tu ferais mieux de dégager de mon chemin. Des craquèlements articulaires se firent entendre, le cartilage de sa main se faisait broyer avec une aisance déconcertante. En maintenant son emprise, il fit pivoter son poignet sur le manche et le tourna vers le bas pour faire basculer le bras tout entier du contrevenant et le soumettre au sol. Dans un cri de douleur caractéristique et des halètements bruyants, il posa un genou à terre.
— Je… Arrête, s’il-te-plaît… Dis… Dis-moi… L’étreinte se resserrait au fur et à mesure. Sous la pression exercée, sa peau s'étirait comme une fine pâte de farine et se craquelait, doucement. Aaaarghh… Arrête… Je t’en supplie. Il la lâcha enfin. Le marchand fit tomber son bras endolori et le regarda enfler à vue d’œil, en pleurant. Je… Je… Son ton hésitant n’était plus audible. Il bredouillait vainement, espérant avoir la force de dire quelque chose. Tu… Tu…
— Cesse de me parler. Tu empestes.
— Tu... Tu es un monstre ! Pour... Pourquoi est-ce...
— Je t'ai dit... lâcha Wu-tang, en plaçant une main derrière la nuque du marchand avec douceur... de fermer ta gueule. Son genou se leva avec souplesse et vint frapper son menton, d'un geste banal, sans y porter d'importance. L’ensemble de ses dents se brisèrent, sa mâchoire se disloqua, entraînée par la puissance du coup, du sang gerba de ses narines. Il s’effondra totalement, en convulsant, et une mousse nacarat, épaisse, coula aux bords des lèvres.
Son pas reprit alors une allure convenable, lente et baladeuse, laissant derrière lui une dépouille inanimée en offrande aux détrousseurs. Ces derniers ne se firent, d'ailleurs, pas prier pour lui faire les poches et se battre tels des charognards au bord d'un repas. Personne ne s'était soucié de son état de santé dans cette jungle humaine. Pour quelques wèns à peine, ils avaient fait disparaître cette courte altercation dans la cohue générale, et l'action — ses conséquences surtout — s'était perdue dans le mouvement de la foule, flou et impénétrable.
Il n'y avait pas à dire... Wu-tang était un sauvage né. Ce serpentement permanent, cette masse de gens en perpétuel gigotement, ces parfums qui inondaient ses sens ; tout cela le tendait énormément. Depuis son arrivée à Asatsuyu, il n'était jamais vraiment parvenu à tempérer son comportement, à policer ses interactions ou à contrôler ses pulsions, mais il avait tout de même su exhumer ses excentricités dans les Épreuves du clan Tsukuri et en faire une force capitale. Il était un fauve qui fascinait les spectateurs et duquel, lorsqu'il nous arrivait de le croiser, il ne fallait surtout pas s'approcher, sous peine de morsures graves.
Et pourtant...
— Bon, je suppose qu'on ne pourra pas te convaincre par l'argent. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? Qu'est-ce que ton cœur recherche ? Une voix enrouée interféra sur sa droite. Wu-tang s'arrêta, progressivement, sur quelques pas et, après un soupir de détermination, se tourna vers le son pour écouter ce qu'on avait à lui dire.
À seulement quelques centimètres de lui, un homme le considérait, pipe pendant au bec, assis en tailleur sur une étale. Il ne bougeait pas, et se tenait le menton, dos courbé, les coudes enfoncés dans les creux de ses genoux. Le sérieux avec lequel il s'appliquait à le regarder, interloqua Wu-tang. Il lui adressa alors un sourire, suivi d'une levée de nez affirmative signifiant : « continue, tu m’intéresses ». Il avait réussi à dompter son intérêt pendant un court instant, mais allait-il le garder encore longtemps ?
— Laisse-moi t'expliquer une chose, guerrier...