La Panacée. Un quartier luxueux, ouvrant ses portes aux habitants les plus munis de la Cité. Une zone où j'avais peu souvent mis les pieds, et où je me sentais toujours plus ou moins mal à l'aise. En effet, s'il suffisait d'être brutal pour changer les regards haineux en regards d'admiration là d'où je venais, c'était plus compliqué par ici. L'argent, les biens matériels, parlaient beaucoup plus que les poings. Et moi dans tout ça ? Je ne possède rien. Je n'avais même pas d'ami, que des bons-à-rien qui me suivaient parce que j'étais le plus fort de la bande. Que se passerait-il si je perdais ma puissance ? Je finirais certainement dans un caniveau, ignoré de tous. Mais alors, que faisais-je ici, à me balader dans ce chic quartier, si ce n'était pour pester intérieurement, en me rappelant que d'où je venais, nous n'avions rien ? D'autant plus que, travaillant pour le pionnier de la pègre Shinnin, je participais indirectement à maintenir en place les privilèges des uns au détriment des autres. Mais cela ne me faisait aucune peine.

En effet, personne ne s'était dressé face à l'injustice lorsque je n'étais rien. Personne ne s'était battu pour améliorer notre condition. Et c'était bien normal, car personne n'avait à le faire. Notre situation, nous la devions à notre propre faiblesse. Aujourd'hui, j'étais dans le camp des oppresseurs, le temps de grandir et de devenir parfaitement autonome. Mais qu'ils prennent garde, car le jour où je serai plus puissant qu'eux, ce sera à mon tour de devenir oppresseur.

Mais pour l'heure, je devais progresser. Et cela était devenu comme une obsession. Invité par un partenaire de business dans une loge, au sein d'un lupanar, j'avais vite pris la poudre d'escampette. Je n'étais jamais contre un petit canon à boire, mais je préférais les terrasses crasseuses de la Ceinture Noire aux clubs luxueux de la Panacée, où des femmes comme on en croise jamais dans la vraie vie viennent se frotter à nous et notre porte-feuille afin qu'on n'en ressorte plus jamais. Les mains dans les poches, je déambulais donc d'une rue à l'autre, voguant sans réellement avoir de direction. J'aimais, parfois, me laisser emporter par le hasard. Où allait-il m'emmener cette fois-ci ?

La réponse ne tarda pas à se faire savoir. Des cris retentirent de part et d'autre, laissant présager qu'un événement tragique avait lieu. À l'affût d'une quelconque possibilité de tester mes capacités et de pouvoir repousser mes limites, je partis en courant en direction d'où provenaient les cris. Rapidement, j'arrivais sur une petite place, encadrée par des commerces dont les bâtiments, relativement haut, pouvaient néanmoins être escaladé par quelqu'un de plus ou moins dégourdi. Je voyais d'ailleurs quelqu'un courir sur l'un des toits, riant aux éclats. En contrebas, quelques passants recouverts de peinture, geignant avec leurs manières embourgeoisées, apparemment choqué d'un tel trouble à l'ordre public dans leur quartier favori. Au milieu, un gamin de mon âge, criant à celui qui dévalait les toitures.

« Fais pas le con ! Ça risque de mal finir ton jeu. Tu risques de blesser quelqu'un. T'y as pensé un peu ? »

Riant à tue-tête, l'enfant des toits sautillait d'immeuble en immeuble, se jouant des passants honnêtes depuis ses hauteurs. Subjugué par la souplesse et l'agilité avec laquelle il se déplaçait, j'en vins à conclure qu'il ferait un adversaire parfait. En effet, je travaillais justement, en ce moment, sur mes déplacements, mon jeu de jambes ainsi que mes appuis. Une course sur les toits était l'exercice parfait ! Et arrêter ce causeur de trouble était le prétexte idéal pour m'élancer à sa poursuite.

« Eeeeeh ! Toi !, dis-je en pointant du doigt le petit malin des toits. Arrête-toi tout de suite ! »

Me ruant sur la toiture la plus proche, en escaladant les quelques rebords d'étalages et autres poutres et enseignes me permettant de me hisser jusque là, je vins m'interposer sur la course du jeune homme afin de nous retrouver face à face.

« T'as l'air de bien bouger, malgré ton corps chétif. Ça te dirait de jouer à chat avec moi ? »

Une question qui n'attendait point de réponse, puisque je lui sautais dessus sans prévenir. Et puis aussi joueur qu'il avait l'air, il n'allait sûrement pas se faire prier pour jouer le jeu...

Aussi impromptue qu'elle était, ma petite entrée en scène parut naturelle pour mes interlocuteurs. Mon côté rentre-dedans témoignait de ma facette enfantine plus que d'une réelle méchanceté, et si elle provoquait bon nombre de quiproquos au sein des adultes, elle me servait tout de suite plus lorsque j'étais avec des enfants. Ou comme présentement, d'autres grands enfants, comme moi.

Je m'étais rué sur lui sans y aller à fond, afin de tester ses aptitudes. L'agilité et la dextérité avec laquelle il me repoussa d'un côté tout en filant de l'autre me fit tiquer. Bien que j'y allais tranquillement, il m'avait évité avec beaucoup trop de facilité... Pestant intérieurement, je me retournai afin de faire face à mes deux partenaires de jeu. Le petit filou avait bifurqué sur ma gauche, tandis que le ténébreux me toisait depuis ma droite. Serrant les poings, je m'apprêtais à partir dans sa direction. Après tout, je devais tester sa force également...

« Je suis sûr qu’avec même un seul bras, vous n’arriverez jamais à me toucher ! »

Le bougre ! Je n'avais même pas remarqué jusque là.

« Heeeeein ?!, réalisais-je. Attends, mais t'es blessé ? Aaaaah, fais chier ! Si je gagne avec un avantage, comment pourrais-je me regarder en face ?! Je mis la main gauche dans la poche. Voilà. Comme ça, on sera quittes. »

Je le regardais droit dans les yeux, fléchissant les jambes, prêt à bondir. Quelques pas seulement nous séparaient. Laissant planer un silence pesant afin de créer une légère tension, je cherchais nettement à défier le garçon du regard. Je lui intimais clairement, par la lueur de mes yeux :

« Je vais t'attraper. »

Tout à coup, je bondis dans sa direction à grande vitesse, du moins autant que j'en étais capable avec une main en poche. Je préparai mes appuis de sorte à bondir sur lui dès que j'étais à la bonne distance. Mais alors que je m'apprêtais à prendre l'impulsion finale, je m'arrêtais soudainement. Je souhaitais tester par là son temps de réaction. Combien de temps lui fallait-il pour réagir à ce changement de rythme, ce que je me faisais un plaisir à lire à travers sa gestuelle corporelle. La moindre de ses réactions, aussi infime soit-elle, était scrutée par mon regard de rapace. Je feignais à nouveau de bondir sur lui en faisant un petit pas du pied gauche tout en tendant le bras droit vers lui rapidement, mais m'arrêtant à mi-chemin de mon mouvement, de sorte à créer une réaction de sa part. Je profitais alors de celle-ci afin de bondir, pour de bon cette fois. Bras droit tendu vers l'avant, je visais son plexus solaire, de sorte à être à peu près sûr de le toucher, même de peu.